[ENQUÊTE #4] À la rencontre d'Océane Alimentaire

Article, Communiqué

Date de publication : 17 Novembre 2021
Equipe Enquête #4 : Quentin Mateus, Lysiane Lagadic, Julien Lemaistre, Julie Mittelmann, Mikhaël Pommier
Lieu : Penmarc’h, Bretagne

Et si demain notre société était plus low-tech, à quoi ressembleraient nos organisations dans ce monde plus respectueux des humains et de la Planète ? C’est pour répondre à cette question que le Low-tech Lab a lancé - grâce au soutien de l’ADEME et de la Région Bretagne - une série d’enquêtes de terrain auprès d’initiatives françaises qui incarnent et diffusent localement une démarche low-tech.

La quatrième enquête du Low-tech Lab est aujourd’hui disponible. Nous vous emmenons découvrir la conserverie Océane Alimentaire qui met en place une stratégie d’entreprise dans laquelle nous retrouvons la philosophie de la démarche low-tech :)

À découvrir ci-dessous :

  • Une vidéo de 13 minutes présentant la genèse et l’ensemble des activités et structures réunies autour d’Océane Alimentaire,
  • Un podcast, entretien long et ouvert avec Marie Le Guen, co-fondatrice avec son mari Gilles de la conserverie il y a plus de 20 ans,
  • Un article résumé de Quentin Mateus, coordinateur des Enquêtes du Low-tech Lab, portant sur “le contexte et les spécificités du modèle d’entreprise d’Océane Alimentaire”
  • Un album photo en ligne illustrant l’enquête.

À paraître :

  • Une étude de cas rédigée et ses annexes, détaillant l’évolution du model organisationnel économique et sociale de l’organisation.

La vidéo #


Le podcast #


L’article #

Vers des stratégies économiques au service et à la mesure de leur écosystème territorial ? L’exemple d’une conserverie artisanale à contre-courant #

par Quentin Mateus, coordinateur des Enquêtes du Low-tech Lab

Cette quatrième enquête nous a amené à Penmarc’h, à la pointe Sud du Finistère, au cœur du Pays Bigouden, connu pour (ses coiffes, ses phares), ses ports de pêche et ses usines de conserves. Nous nous y sommes rendus en avril 2021, à la découverte d’une entreprise originale et plurielle. Océane Alimentaire est avant tout une conserverie artisanale un peu spéciale, mais elle est également étroitement liée à d’autres activités : la crêperie bretonne Les Bigoudenes de St-Gué, le restaurant et glacier artisanal La Glacière et le bar 100% produits bretons La Tour, toutes initiées à des moments différents de l’histoire du port, par la famille Le Guen.

Retour en trois points sur les apprentissages de cette immersion en Pays Bigouden.


1- Pourquoi s’intéresser à la filière pêche ? #

La filière de “production” et de transformation des produits de la mer est un monde atypique. En effet, l’océan est un espace qui reste dans une large mesure “sauvage”, et la pêche est probablement l’un des rares secteurs dans lesquels l’humain tire son alimentation d’une activité proche de celle du chasseur-cueilleur — plutôt qu’une activité de culture ou d’élevage d’espèces “domestiquées”, sélectionnées, comme c’est majoritairement le cas de la filière agro-alimentaire terrestre. Cela explique peut-être en partie pourquoi ces dernières années, plus vite et plus fort que dans d’autres secteurs, la pêche s’est heurtée aux limites de la biosphère qui la concerne.

Concrètement, depuis les années 1960, portés par une demande en pleine expansion (la consommation moyenne de poisson étant passée de 7 kg par habitant et par an en 1950 à 21 kg par habitant et par an en 2018 à l’échelle mondiale ; et plus particulièrement à une moyenne de 26 kg dans les pays industrialisés, 34 kg en France !), tragiquement aveuglés par le “libre accès” (exploitation intéressée d’une ressource sans aucune règle de gestion commune), et par le développement de moyens de pêches de plus en plus importants et puissants (permettant de pêcher plus, en partant plus loin et plus longtemps), les pêcheurs ont fini par dépasser les capacités de renouvellement de ces ressources. Les produits de la mer, ressources naturelles sauvages, ne sont renouvelables que dans la mesure où le prélèvement humain respecte leurs cycles de reproduction. La plupart des pics de volumes pêchés ont été atteints entre les années 1970 et 1990, et certaines populations surpêchées ne se sont pas encore remises de ces épisodes (c’est par exemple le cas des stocks de morues de Terre Neuve, qui ne se sont pas encore reconstitués, depuis le moratoire du Canada en 1991).

Le secteur de la pêche a donc dû (ré)apprendre à prendre soin de la ressource dont il dépend, notamment en posant des règles de gestion commune. Parmi les premiers résultats des réglementations mis en place depuis les années 1990 pour endiguer ce phénomène : 60% des poissons débarqués en France sont aujourd’hui issus de pêches dites “durables” (qui respecte le “rendement maximal durable” de la ressource, autrement dit la plus grande quantité de biomasse que l’on peut extraire en moyenne et à long terme d’un stock halieutique dans les conditions environnementales existantes, sans affecter le processus de reproduction), contre 10% en 2000. Mais la multiplication de permis, de legislations, d’audit, de contrôles, de dispositifs financiers, de nouvelles techniques et pratiques de “sélection” des poissons, etc. favorisent la concentration de la production — autrement dit l’industrialisation toujours plus poussée de la pêche, et l’augmentation de ses dégats sur l’environnement.

Comme le dit Isabelle Autissier : “L’activité de pêche est contre-intuitive, dans notre modèle économique. Mobilisez plus de moyens de productions, des navires plus grands et plus chers, naviguez plus longtemps et, après une courte embellie, vous ne tarderez pas à ramener de moins en moins de poissons. Si vous persistez à investir, l’écroulement des stocks conduit directement à la faillite [et à plus grande échelle à la disparition de la filière]. Bref, surpêcher, c’est travailler plus pour gagner moins. En détruisant le présent, nous hypothéquons l’avenir.” Comme c’est bien le cas plus globalement à l’échelle de nos sociétés.

Parce qu’elle dépend intrinsèquement et immédiatement de ressources naturelles, la pêche préfigure notre comportement mondial ; on peut la voir comme un test de notre capacité à mettre des bornes à notre pouvoir d’autodestruction ; un contexte dans lequel nous devons déjà nous poser des questions sur : notre façon de consommer, les moyens technologiques de production, les ressources naturelles et les écosystèmes dont nous dépendons. Après 20 jours sur le terrain, il nous est apparu clair que l’enjeu est bien plus profond encore, qu’il ne s’agit pas d’ajustements à la marge de notre modèle (qu’ils soient économiques, technologiques, d’échelle, etc.), mais d’un changement de culture, d’un changement de rapport au monde, d’un basculement anthropologique.


2 - Un modèle d’entreprise à la mesure de son milieu #

Si nous avons décidé d’aller enquêter sur le modèle d’organisation de la conserverie Océane Alimentaire c’est parce que la philosophie de la famille Le Guen nous a semblé donner à voir en quoi la démarche low-tech — la remise en question de nos besoins, de notre usage de la technologie et de la puissance industrielle, la recherche de simplicité, de convivialité, de refaire “avec notre milieu” qu’il soit humain ou non humain, d’optimiser l’usage de matières et d’énergie, de redonner la part belle au travail humain, et à l’échelle locale — pouvait être considérée comme un faisceau de valeurs et de pratiques alternatives féconds pour “inventer une autre pêche”, un autre rapport aux produits et pratiques de la filière, ou nous projeter dans cet autre rapport au monde.

Sur le plan philosophique

De façon assez générale d’abord : on peut voir Océane Alimentaire (la conserverie et son magasin de vente direct de produits de l’usine ou d’autres producteurs locaux) et ses différentes structures sœurs (la crêperie à emporter Les Bigoudènes de St-Gué, le restaurant de poissons-crêperie-glacier artisanal La Glacière, et le bar panoramique de produits locaux La Tour) comme chacunes des entreprises de transformation de produits du terroir / merroir bigouden ; que ce soit les poissons des criées alentour, les algues et plantes du littoral, les fruits et légumes ou le lait des paysans du coin. Olivier Roellinger, chef emblématique français, militant “pour une révolution délicieuse”, parle d’activités économiques qui s’inscrivent globalement “dans le respect” : du lieu, de sa culture, de ses ressources, du produit, du consommateur, de l’employé, des saisons, des cycles de reproduction ou renouvellement, etc.

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© Lysiane Lagadic - CC BY SA

On peut par ailleurs lister un certain nombre de partis pris forts de l’entreprise, pour la plupart à contre-courant de ceux des acteurs industriels de la filière, ou d’une certaine théorie économique :

  • adapter sa production à l’offre, au quotidien, aux saisons, aux aléas de ses fournisseurs, plutôt qu’à la demande ; puisque comme le dit Xavier Hamon : “la demande du client n’existe pas, elle est fabriquée, orchestrée, marketée”,
  • miser sur la qualité plutôt que la quantité, consommer moins mais mieux ; les produits sont préparés frais et tout est fait pour éviter leur congélation, lorsqu’ils sont de qualité ils n’ont pas besoin d’être transformés pour être bons, permettent ainsi de limiter le nombre d’opérations de transformation — et le coût de revient ! —, ainsi que le nombre de déclinaisons de chaque produit, pour que chacun des produits puisse aussi servir de base culinaire,
  • travailler en direct avec les producteurs et les consommateurs, pour éviter les intermédiaires, maintenir des prix accessibles, favoriser et recréer du lien entre les métiers, une interconnaissance des besoins et contraintes de chacun de part et d’autre de la chaîne de valeur ; les produits Océane Alimentaire sont majoritairement vendus dans son magasin d’usine et par correspondance, mais également distribués par des épiceries bio du Sud Finistère, ainsi que par la chaîne de magasins bio Satoriz,
  • viser une forme de simplicité ou de bon sens administratif, d’économie bureaucratique, pour valoriser le travail productif, et se concentrer sur ce qui fait la valeur de l’entreprise,
  • ainsi globalement créer des emplois plus variés que la moyenne du secteur (en associant par exemple crêperie et conserverie, ou glacier et magasin, etc.), et servir de levier d’inclusion sociale et économique pour la population de son territoire, favorisant le maintien en local de la population, d’une vie culturelle et de valeur ajoutée.

Sur le plan organisationnel

Suivant ces principes structurants, l’activité d’Océane présente les spécificités suivantes :

  • elle est calquée sur la saisonnalité de la ressource (celle des différentes espèces halieutiques ou algues du littoral que la conserverie transforme, et celle des fruits et légumes que le restaurant et le glacier intègrent dans leurs recettes) et de la population (le restaurant, le bar et la crêperie à emporter ne sont ouverts que sur la période la plus dynamique et touristique de l’année, de mars à octobre),
  • elle préfère diversifier ses produits et ses activités, pour lisser la production sur l’année, et éviter le fait que la saisonnalité de la ressource n’impacte trop le travail de ses salarié.es
  • grâce à la société-mère qui possède chacune des entités-filles, Océane Alimentaire peut mutualiser un certain nombre de ressources avec les autres activités en saison : en premier lieu les achats et approvisionnements, mais également les employé.es qui pour certain.es peuvent travailler pendant la haute saison à la crêperie, et pendant la basse saison à la conserverie,
  • elle favorise également l’usage optimal des produits, en favorisant la valorisation des invendus ou des déchets de certaines entreprises par les procédés de transformation des autres activités,
  • elle achète le plus souvent sans négocier les prix, et a même parfois été prête à co-investir dans l’outil de production de ses fournisseurs (la terre des paysans, le bateau de pêcheurs) — ou intégrer certaines activités productives (par exemple la collecte à pied d’algues de rives) — pour s’assurer : d’abord d’avoir la meilleure qualité de produits, ensuite du maintien de ces maillons de la chaîne sans qui ses propres activités disparaîtraient ; dans cette même démarche, en 2021, Océane envisage même d’investir dans un logement pour ses employés saisonniers.

Sur le plan technique

Le cœur historique de l’outil de production de la conserverie Océane Alimentaire est constitué de frigos, de bassines de cuissons, de tables de découpes, préparation, et d’un autoclave de petite taille. Pour la partie algues, l’entreprise a investi dans des outils de collecte, un broyeur, un séchoir.

L’ensemble de ces équipements est volontairement simple, robuste, et polyvalent, pour s’adapter à la variété des activités de transformation ; les contenants des conserves sont des bocaux et des bouteilles en verre grands formats, pour réduire le prix au kg de chaque produit — et favoriser le partage, la convivialité —; ils sont théoriquement nettoyables et réemployables. Véritable spécialiste de la conservation et de la transformation alimentaire, on peut également aborder l’outil de production d’Océane et ses entreprises-sœurs en listant les différentes méthodes de transformation de produits frais que l’entreprise couvre déjà ou vise de couvrir à l’avenir :

  • bassines de cuisson des algues, poissons pour la soupe, etc.
  • stérilisation à l’autoclave pour la mise en conserve,
  • séchage d’algues,
  • lactofermentation et pickles d’algues et de légumes (en développement),
  • fumage de poissons,
  • fabrication artisanale de glaces,
  • fabrication artisanale de crêpes,
  • cuissons plus classiques au restaurant,
  • fabrication artisanale de savons à partir d’algues (en développement).

Enfin pour détailler le processus d’un produit phare d’Océane, ci-suit le schéma des étapes de préparation des conserves de sardines, qui contrairement à celle de la plupart des autres conserveurs, ne comprend qu’une seule étape de cuisson. Afin d’éviter de “matraquer” le poisson. Plutôt que d’ébouillanter les filets, l’eau contenue dans la sardine est absorbée par l’algue (wakamé) contenue dans les bocaux :

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© Lysiane Lagadic - CC BY SA

3 - Une stratégie de redirection et d’adaptation de l’entreprise et de la filière #

Ce qui saute aux yeux lorsqu’on s’intéresse de prêt à l’activité d’une entreprise comme Océane Alimentaire, c’est sa conscience accrue des limites de l’écosystème biologique et social — ou de la ressource naturelle et humaine — dont elle dépend, et ce qui se joue en filigrane c’est tout ce qu’elle met en œuvre pour contribuer à le maintenir en bonne santé, en prendre soin dans une certaine mesure. De la même façon, Océane Alimentaire est aujourd’hui particulièrement consciente des externalités de son modèle actuel d’activité et de transformation, ainsi que de l’impact de la filière dont elle dépend, et met en place ou soutient un certain nombre de projets exploratoires pour “faire mieux”.

Ainsi, puisque la stratégie d’entreprise de la famille Le Guen est directement basée sur la vitalité de la ressource locale et du territoire, elle se dit :

  • déjà obligée de refuser un certain développement commercial loin de la Bretagne pour favoriser ou accroître ses ventes en direct et en local ; incapable de “produire plus” sans renier ses principes de “juste échelle” de production, et d’adaptation permanente à la ressource,
  • capable d’influencer les habitudes de consommation, via le restaurant et le bar panoramique, ou au moins de “faire découvrir” de nouvelles recettes, plus végétales, fondées sur des ressources moins critiques, et ce afin de changer notre culture culinaire et alimentaire,
  • prête à se défaire d’un certain nombre de produits inscrits à son catalogue s’il arrive qu’ils ne soient plus disponibles localement, ou deviennent trop chers ; ce fut déjà le cas par le passé pour plusieurs produits de niches, mais pour ce qui est des produits phares, comme les rillettes de maquereaux, Océane ne peut pas encore se permettre de “faire une croix dessus” (la conserverie a en effet été contrainte, par le changement climatique et le déplacement des bancs de maquereaux vers le Nord de l’Atlantique, de changer de source d’approvisionnement, d’accepter de ne plus s’approvisionner qu’en local, mais de faire venir du maquereaux frais des ports d’Irlande)
  • en permanence à la recherche de nouvelles façons de servir son territoire, de créer et de maintenir de la valeur ajoutée sur le port de St Guénolé, à Penmarc’h, dans le pays Bigouden, dans le respect et le soin de ses ressources, de sa culture et de ses savoir-faire, de ses travailleurs ; par exemple : en envisageant d’investir dans des terres agricoles à dépolluer ou à convertir à l’agriculture biologique, en prévoyant également d’investir dans du bâti, pour assurer à ses employés saisonniers un logement accessible et de qualité malgré la hausse des prix et la contraction du marché de l’immobilier local, ou encore en devenant partenaire de réflexion de la mairie de Penmarc’h sur les enjeux mêlant social, économique et écologique,
  • suffisamment solide économiquement pour se permettre d’expérimenter en permanence des techniques et des modèles de valorisation de plus en plus low-tech de ses produits, pour prendre le temps d’apprendre sans nécessairement avoir besoin de rentabilité à court terme. Ainsi les activités les plus anciennes atteignent petit à petit une “taille” optimale, une forme de maturité productive et économique, qui permet ensuite d’accompagner le développement de diverses nouvelles, qui contribuent elles-mêmes ensuite à renforcer la solidité et la stabilité du groupement d’entreprises. C’est ce que Marie Le Guen appelle un modèle de croissance “naturelle” ou organique de l’activité économique, qui s’avère selon elle plus simple, plus utile, plus sûr et plus durable qu’un modèle dépendant infiniment de sa propre expansion.

Un peu de lecture pour aller plus loin #


Les photos #


L’étude de cas #

Le détail de la documentation technique et socio-économique de cette enquête sur la conserverie Océane Alimentaire et son écosystème, sera à retrouver dans l’étude de cas dédiée, qui reste à paraître.


Les (autres) enquêtes #

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