[ENQUÊTE #5] À la rencontre d'Aezeo
Date de publication : 16 décembre 2021
Equipe Enquête #5 : Quentin Mateus, Grégoire Feuilly, Julien Lemaistre, Camille Lizop, Arthur Contejean, Rieul Techer
Lieu : Larmor-Plage, Bretagne
Et si demain notre société était plus low-tech, à quoi ressembleraient nos organisations dans ce monde plus respectueux des humains et de la Planète ? C’est pour répondre à cette question que le Low-tech Lab a lancé - grâce au soutien de l’ADEME et de la Région Bretagne - une série d’enquêtes de terrain auprès d’initiatives françaises qui incarnent et diffusent localement une démarche low-tech.
La cinquième enquête du Low-tech Lab est aujourd’hui disponible. Nous nous intéressons sous différents prismes au centre de formation à l’autonomie énergétique Aezeo, qui incarne à bien des égards un modèle d’entreprise au service d’une plus large diffusion de solutions low-tech, et de pratiques de sobriété et de réappropriation technique.
À découvrir ci-dessous :
- Une vidéo de 13 minutes présentant les enjeux et la diversité de l’offre d’accompagnement d’Aezeo,
- Un podcast, entretien long et ouvert avec Samuel Le Berre, fondateur d’Aezeo il y a plus de 10 ans,
- Un article résumé de Quentin Mateus, coordinateur des Enquêtes du Low-tech Lab, et Grégoire Feuilly, membre du collectif d’enquête, portant sur les enjeux et les spécificités des formations à l’autonomie énergétique d’Aezeo.
- Un album photo en ligne illustrant l’enquête.
À paraître :
- Une étude de cas rédigée et ses annexes, détaillant le modèle socio-économique de l’organisation et la filière qu’elle participe à structurer au sein de son territoire.
La vidéo #
Le podcast #
L’article #
Rendre “facile” la reprise d’une certaine autonomie pour sortir dignement de la crise énergétique #
par Quentin Mateus, coordinateur des Enquêtes du Low-tech Lab & Grégoire Feuilly, membre du collectif d’enquête auprès d’Aezeo
Après avoir découvert et rencontré une première fois l’équipe d’Aezeo (“c’est facile” en breton) au début de l’année 2020, cette nouvelle enquête du Low-tech Lab nous a permis de passer plus de temps au sein du centre de formation de Larmor Plage en mai 2021.
Créé en 2010 par Samuel Le Berre près de Lorient, Aezeo s’est aujourd’hui fait une place dans le secteur de la transition énergétique du bâtiment, a formé près de 500 stagiaires, accompagné 130 projets de rénovation ou de construction, permis la fabrication de 140 poêles bouilleurs ou de 1140 m² de panneaux solaires thermiques et essaimé dans 4 autres départements.
Pendant ce second séjour, nous avons notamment pu prendre part à différentes formes d’accompagnement à l’autonomie énergétique que propose l’entreprise (atelier en ligne de dimensionnement de son système énergétique, formations à l’auto-construction de poêles bouilleurs et à l’installation de réseau de chauffage centrale, chantier école d’installation de panneaux solaires thermiques, etc.). Et nous avons pu mieux appréhender différentes dimensions de l’entreprise : à la fois la chaîne de valeur locale qu’un centre de formation comme Aezeo contribue à structurer par ses activités, ses liens avec les collectivités locales, ou encore la stratégie qu’il peut mettre en œuvre pour toucher un public toujours plus large, sans dénaturer sa pratique.
Retour en trois points sur les enjeux et les spécificités de cet acteur relativement emblématique de la diffusion de solutions low-tech :
1- le caractère structurel et étriqué de la crise énergétique actuelle du bâtiment, à laquelle il cherche à répondre,
2- la perspective de l’autonomie énergétique comme piste de solution systémique à cette crise, et la forme qu’elle prend dans les modalités de l’offre d’Aezeo,
3- ce qui se joue dans une telle démocratisation de l’énergie, sur les plans politiques et sociétaux, culturels ou anthropologiques.
1 - Le “piège énergétique” du bâtiment #
Tandis que l’accès à un habitat décent est un besoin essentiel de l’être humain — pouvoir se mettre ou se sentir à l’abri et en sécurité, “chez soi”, quelque part —, il est aujourd’hui l’un des espaces où se concentrent les enjeux liés à l’énergie, ainsi que les dépendances, précarités ou “crises” associées.
A - Un secteur critique
En effet, en France en particulier, plusieurs raisons font du secteur résidentiel (habitat) et tertiaire (locaux professionnels privés et bâtiments publics) un endroit où agir en priorité :
- d’abord parce qu’il représente le plus gros post de consommation finale énergétique du pays — 49 % en 2020, “de plus en plus prédominant” selon le Ministère de la Transition Écologique, dont plus des trois-quarts de l’énergie consommée l’est pour produire de la chaleur, d’après l’ADEME) ;
- ensuite parce que ce secteur constitue également le poste le plus important de dépense des consommateurs finaux d’énergie — 45 % des dépenses liées à l’énergie, toujours selon le Ministère de Transition Écologique ;
- mais aussi pour des raisons environnementales (climat et pollutions) : le secteur résidentiel-tertiaire représentait en 2018 23 % des émissions de GES issues de l’utilisation d’énergie dans le pays,
- et pour des raisons sociales, puisqu’en 2013 un foyer sur cinq était en situation de précarité énergétique, soit près de 12,2 millions de français, d’après la Fondation Abbé Pierre et pour ne donner que ces chiffres.
Pour pallier ces différentes problématiques techniques, économiques, climatiques et sociales, qu’en est-il aujourd’hui de la politique nationale de “transition énergétique” du bâtiment ?
B - La transition énergétique du bâtiment en France, et ses limites apparentes
La France mise sur plusieurs axes stratégiques en parallèles :
- la rénovation thermique du bâtiment, afin d’en réduire la consommation totale d’énergie,
- la réduction de l’emploi d’énergies fossiles (fioul, charbon, gaz naturel) dans le secteur,
- et la promotion de systèmes de chauffage plus efficients sur le plan énergétique (pompes à chaleur, ballons thermodynamiques, etc.) — la plupart électriques —,
- intimement associée à une transition du mix électrique français, vers relativement moins de nucléaire et plus d’énergies renouvelables (y compris en considérant les dernières annonces de l’exécutif en matière de reprise du programme nucléaire : la filière est formelle et ne pourra pas assurer plus de 50 % du futur mix électrique).
(Sur ces deux derniers points, d’après un rapport de l’ADEME et RTE paru en 2020, le premier élément contre lequel le pays doit se prémunir dans le cas actuel d’une transition énergétique du bâtiment portée, notamment, par la promotion de l’électrique, est le risque d’augmenter la consommation d’électricité nécessaire pour chauffer les bâtiments. Car — même si les équipements promus ont de meilleurs rendements que les anciens convecteurs électriques —, du fait du nombre déjà important en France de logements chauffés à l’électricité (plus d’un tiers des résidences principales ; héritage du programme nucléaire civil lancé après le choc pétrolier de 1973 à des fins d’indépendance énergétique), les capacités de production électrique du pays ne suffisent déjà pas pour répondre à la demande d’électricité lors des pics de consommation hivernaux. Ce sont alors des centrales thermiques à flamme (charbon, fioul, gaz) qui prennent le relais.)
Pour aller plus loin dans l’analyse, prenons pour exemples trois dispositifs emblématiques de cette stratégie nationale de transition du secteur, et leurs limites ou critiques :
1. Le plan pour la rénovation énergétique des bâtiments (2018) d’abord, qui prévoit une panoplie d’aides (dont le montant total s’élève à 19 milliards d’euros) à l’installation d’isolation et d’équipements normés, et à la réalisation de travaux par des professionnels certifiés.
Cependant : alors que l’objectif fixé était de 370 000 rénovations par an, à peine 10 % de ce chiffre a été réalisé chaque année entre 2018 et 2020 ; cette politique soutient généralement les moyens plutôt que les fins — le type d’équipements installés plutôt que l’économie d’énergie effectivement observée — ; et l’ensemble s’avère a priori trop complexe et insuffisant en terme d’accompagnement des ménages pour être à ce jour efficace.
2. La loi de transition énergétique pour une croissance verte (2015) ensuite, qui prévoit d’abaisser la part du nucléaire de 70 % à 50 % du mix électrique français d’ici 2035 en démantelant 7 réacteurs [finalement 12, en plus des 2 de Fessenheim en cours de démantèlement, suivant la Programmation Pluri-annuelle de l’Énergie 2019-2023], et en multipliant la part des énergies renouvelables (hors hydraulique) par 4 en 20 ans.
Cependant : ces deux plans d’action, démanteler — ou renouveler — une partie du parc nucléaire français et démultiplier la production d’électricité renouvelable, nécessitent également des moyens importants, et font débat.
Concernant la part du nucléaire par exemple : tandis que 16 réacteurs (sur 56 unités de production) sont à l’arrêt cet hiver, dont plusieurs pour des incidents techniques ou matériels (d’après l’édito de La Lettre Écologie de Mediapart du 22 décembre 2021, s’appuyant sur les données en temps réel du Réseau de Transport de l’Électricité), et que le budget du chantier de construction de l’EPR de Flamanville s’élève d’après les dernières estimations de la Cour des Comptes à 19 Mds d’euros au lieu des 3,3 Mds d’euros initialement prévus, le président Emmanuel Macron a annoncé (confirmé) en 2021 la relance du programme nucléaire civil. C’est pour l’historien de la science, des techniques et de l’environnement Jean-Baptiste Fressoz “tout à fait irresponsable”, puisqu’il s’agit de relancer la filière industrielle française — filière qui, selon Enrique Moreira, journaliste spécialiste des questions industrielles aux Echos, “a besoin de nouvelles commandes, notamment pour maintenir les compétences […] qui ont fait défaut à Flamanville” —, sous couvert de faire face à une “crise énergétique” dont les fondements sont en réalité économiques et géopolitiques… ou bien pire, de la relancer au nom d’une transition qui “ne se fera pas sans l’aide du nucléaire” et au détriment d’une réelle transformation du système énergétique français, alors que le pari du nucléaire est profondément hypocrite — sans même parler des générations futures, “tout le monde ne peut pas se ruiner à construire des EPR”. D’après Isabelle Ficek, journaliste au service France des Echos, c’est aussi “pour des raisons plus politiques” et de “stratégie électorale” ; il s’agit de séduire les électeurs de droite parmi lesquels nombre creignent dorénavant le réchauffement climatique, plutôt que le vote écologiste qui plafonne.
Et au sujet des controverses qui planent sur l’installation de certains parcs éoliens ou photovoltaïques, la Cour des Comptes a publié en 2018 un “Rapport sur le soutien aux énergies renouvelables” assez formel : “alors que les usages thermiques sont très largement supérieurs aux usages électriques et constituent l’essentiel du potentiel de réduction des émissions de gaz à effet de serre”, et que les filières EnR électriques sont à la fois “les plus coûteuses” et “les moins pourvoyeuses d’emploi”, elles restent “les plus soutenues financièrement” — presque 8 fois plus que les filières thermiques.
3. Les dernières Programmations Pluriannuelles de l’Énergie - PPE (2021) enfin, qui prévoient une diminution de la consommation de gaz (première énergie de chauffage des logements français, notamment largement utilisée dans les réseaux de chaleur urbains, et soutenu dans le cadre de la cogénération) de 22 % en volumes d’ici à 2028 — car c’est “une source d’énergie fossile qui, à ce titre, devra être supprimée du mix énergétique de 2050” —, ainsi que le remplacement d’un tiers de ce volume par du gaz produit à partir de ressources renouvelables.
Cependant : le développement du biogaz fait face à plusieurs problématiques techniques et environnementales (nombreux raccordements et nécessaire renforcement des réseaux) qui nécessitent à leur tour des investissements importants pour être levés.
D’après ces trois exemples détaillés, la transition énergétique du bâtiment passe a fortiori par des grands plans centralisés, et constitue une raison de suffisamment haute importance pour ne pas lésiner sur la dépense publique. Cela correspond à l’imaginaire collectif d’une infrastructure énergétique comme pilier de la souveraineté nationale, alliant économie d’échelle, performance technique, et service de qualité pour le plus grand nombre. Cependant, force est de constater que ces grands plans ne semblent pas encore atteindre efficacement leurs objectifs.
Ne sont-ce pas alors ces modalités d’action elles-mêmes (technocratique, à grande échelle, centralisée, libéralisée et à forte concentration de capitaux) qui empêchent la France d’atteindre ses ambitions en termes de sobriété et de transitions énergétique, climatique et sociale des bâtiments ?
C - L’émergence d’un paradoxe
Pour illustrer ce phénomène contre-intuitif on peut considérer la série d’imbrications suivante, à l’échelle de l’infrastructure française de l’énergie :
1. Il faut changer de mix énergétique pour des raisons environnementales et socio-économiques…
Tout d’abord, si l’usage d’énergies fossiles (fioul, charbon, gaz naturel) pour se chauffer menace notoirement l’habitabilité de la Terre, il impacte de façon plus insidieuse les foyers les plus modestes : comme les marchés de ces énergies connaissent de plus en plus de contractions à l’échelle globale, le prix du gaz français, à 99% importé, s’envole dans des proportions records ces derniers mois (pour les mêmes raisons structurelles qui ont pu expliqué la hausse du prix de l’essence ayant mené au mouvement des gilets jaunes) jusqu’à amener les plus hautes autorités à prévoir un gel des tarifs pour 2022, et puisque consommation de gaz et production électrique sont encore en partie liées, le prix de l’électricité française peut également être impacté.
Si les prix des deux principales sources d’énergie de chauffage en France augmentent significativement du fait de la conjoncture, ce sont d’autant plus de foyers menacés de précarité énergétique ( ou qui préfèrent à courts termes garder leurs chaudières au fioul pour des raisons d’économies) ;
2. … mais le coût nécessaire au changement de mix énergétique pèse indirectement sur les dépenses des ménages…
Comme la “transition énergétique” analysée ci-dessus nécessite des investissements colossaux en partie subventionnés par l’État (rénovation des bâtiments, renforcement des réseaux de gaz, développement et production d’électricité renouvelable, démantèlement des centrales nucléaires, etc.), la rentabilité de ces investissements (et subventions) repose notamment sur : une hausse du prix de revente des “énergies vertes” ainsi produites (“électricité verte” et “gaz vert”), et sur la garantie par l’État d’un prix de rachat fixe pendant une période suffisamment longue.
Ce phénomène déjà à l’œuvre, explique lui-aussi les envolées que connaît le prix du kWh ces dernières années — l’électricité étant désormais l’énergie la plus chère pour chauffer un bâtiment neuf, et, suivant les scénarios, son prix pourrait encore doubler d’ici 2050 (selon l’ADEME), tripler ( selon la Commission de Régulation de l’Énergie ou la Cour des Comptes). In fine ce sont à nouveau autant de foyers menacés de précarité énergétique en plus, au nom de la transition.
3. … et la stratégie de transition actuelle pourrait indirectement impliquer de nouvelles émissions de gaz à effets de serre.
Opérer une transition énergétique du bâtiment en promouvant, notamment, le passage à l’énergie électrique, implique — au moins dans un premier temps — plus de consommation électrique en hiver ; c’est notamment ce que prévoit les scénarios prospectifs d’RTE “Futurs Énergétiques 2050” quels que soient les efforts en terme de sobriété, étant donnée l’électrification croissante des usages (tous secteurs confondus). Comme évoqué plus haut, plus de besoin ponctuel en électricité c’est possiblement plus de recours ponctuels à des énergies fossiles en appoint, donc plus d’émissions de gaz à effets de serre imputables au secteur, et une justification (même temporaire) du maintien de ces centrales et infrastructures.
(À ce sujet on peut, selon les Echos, on lire dans l’annonce du 9 novembre 2021 du président Emmanuel Macron, de relancer la construction de centrales nucléaires comme le résultat d’un dilemme — et d’une stratégie électorale — : tandis que certains dispositifs œuvrent efficacement à une “électrification des usages” et que d’autres ne parviennent ni à faire diminuer la consommation totale d’énergie, ni à augmenter significativement la part des EnR dans le mix électrique (voir détail ci-dessus), si l’État ne veut pas dépendre d’énergies carbonnées pour se chauffer — et ainsi manquer à ses objectifs de “neutralité carbone” —, diminuer sa souveraineté énergétique, ou faire exploser le coût des énergies de base, le nucléaire est — comme en 1973 — la meilleure “solution politique” à la “crise énergétique”.)
Ainsi, les grilles d’analyse, les logiciels et les leviers d’action qui sont ceux du gouvernement aujourd’hui, paraissent intrinsèquement incapables de sortir les populations concernés de ce “piège énergétique du bâtiment”, ou de réduire significativement le bilan carbone du secteur ; du moins sans avoir recourt au “pari” du nucléaire.
Les maigres résultats sur le plan climatique, comparés au caractère démesuré des moyens mis en œuvre, et la menace apparemment inévitable de la précarité énergétique dans l’habitat — à moins d’accepter de déployer plus de réacteurs nucléaires sur le territoire national —, dépeignent alors une situation d’injustice climatique bien spécifique au contexte français.
D - Éléments d’analyse
Face à ce constat, deux postures s’affrontent :
Les partisans d’une croissance verte ont généralement tendance à considérer que “la fin justifie les moyens” et que l’innovation technologique (notamment dans le nucléaire et les énergies renouvelables) apportera des réponses adaptées à ces problématiques, qu’il n’est question que de trouver de nouvelles modalités de financement. C’est notamment le cas des Green New Deal, ou du Pacte Finance Climat.
Les tenants des sciences humaines et sociales ont de leur côté tendance à s’attarder plus longuement sur la complexité des phénomènes humains à l’œuvre ; et en particulier que l’intégrité ou la dignité de ces habitant·e·s en situation de fragilité sont menacées par un enchevêtrement de règles macro-économiques, de choix centralisés et d’arbitrages qui leur échappent, les dépassent, au nom d’une transition écologique déjà extrêmement coûteuse et qui peine à démontrer ses effets. Notamment :
1. L’Histoire : d’après l’historien des énergies Alexis Vrignon en 2021 : “il ne faut pas voir le problème du seul point de vue technique. […] dans le cadre d’un champ d’éoliennes offshore, par exemple, nous sommes sur une logique de production d’énergie qui est finalement identique à celle d’une centrale nucléaire classique. […] les énergies renouvelables ne sont pas intrinsèquement plus vertueuses d’un point de vue politique. Nous sommes actuellement à la recherche de fortes puissances pour une électrification des usages. Or, l’innovation technologique ne pourra pas à elle seule résoudre ce problème. Le déploiement de nouvelles technologies provoque un « effet rebond », qui entraînera inévitablement des externalités négatives croissantes.”
Notamment en la matière, les travaux de la sociologie de l’énergie nous renseignent sur la difficulté pour les usager·e·s de maîtriser leur consommation de l’énergie quand elle est fournie par une infrastructure invisible, éloignée et centralisée (comme l’impose globalement la politique actuelle, en forçant par exemple à passer de systèmes de chaudières à alimenter soi-même, bois ou fioul, à des modes de production collectifs et des équipements raccordés au réseau de chaleur ou d’électricité). On peut donc envisager qu’une part importante des ménages qui passeront d’un système énergétique à leur mesure, dont ils peuvent constater les limites, à un accès libre au “service énergétique”, augmentent au passage, consciemment ou inconsciemment, leur consommation d’énergie. Comme on consomme mécaniquement plus d’eau lorsqu’elle coule infiniment du robinet, que quand on doit la prélever au puit. Un autre exemple emblématique de l’effet rebond dans le secteur, est celui observé en Allemagne suite au programme de rénovation énergétique du bâtiment : “dans des logements mieux isolés, avec des prix des énergies fossiles en baisse depuis 2013, les occupants ne sont [en effet] pas incités à bouder leur confort”.
2. La sociologie : l’enquête de Gaëtan Brisepierre, Le grand jeu social de la rénovation énergétique : tour d’horizons des acteurs (Leroy Merlin Source, 2020) explique en quoi des systèmes d’aides massifs et centralisés, censés balayer une diversité de contextes, et notamment agir sur des myriades d’artisans déjà précaires — déqualifiés par les développements des industriels (eux aussi soutenus dans leur innovation et leur compétitivité), et ainsi transformés en poseurs ou installateurs, le plus souvent forcés d’avoir recours à la sous-traitance pour dégager des marges, voire à une main d’œuvre allophone ne facilitant pas la transmission d’information — ne peuvent adresser finement les besoins réels des ménages, et in fine la transition énergétique de leur habitat ;
3. Le journalisme d’investigation : un certain nombre d’abus du secteur privé, tels que les fraudes à l’isolation à 1 euro rendues publiques par le numéro d’Envoyé Spécial sur le sujet, entraînent parfois une perte de confiance envers les professionnels et/ou envers les institutions publiques censées les encadrées, etc.
4. Le Droit : le juriste Alain Supiot de conclure : “le bilan particulièrement désastreux de la privatisation [des] services […] comme l’électricité, le gaz, la poste, les autoroutes ou les chemins de fer, [qui] reposent sur un réseau technique unique à l’échelle du territoire, répondent à des besoins partagés par toute la population et dont la gestion et l’entretien s’inscrivent dans le temps long qui n’est pas celui, micro-conjoncturel, des marchés […], doit inciter à faire évoluer ces structures plutôt qu’à les privatiser.”
Ainsi c’est bien le cadre structurel (idéologique, économique, politique, socio-technique, juridique) dans lequel se déploit ces intentions de mener une “transition énergétique” de l’habitat juste et écologique, qui renforce la “précarité énergétique” et l’insécurité qui l’accompagne au cœur de cet espace symboliquement et matériellement précieux. Alors que l’habitat est ce lieu depuis lequel chacune et chacun est censé·e pouvoir se projeter avec sérénité vers l’extérieur, vers l’autre et vers l’avenir, l’équation semble, tant qu’on reste dans ces modalités d’action, insolvable… puisque ce qui paraît en réalité pêcher c’est à la fois :
- (a) l’échelle monumentale des infrastructures à transformer (et des investissements associés),
- (b) la déconnexion entre usages et perceptions (productions) de l’énergie,
- (c) la libéralisation et la privatisation du service de l’énergie, à l’œuvre depuis les années 1990 (voir à ce sujet l’appel pour un service public de l’énergie sous contrôle citoyen).
2 - Une voie de sortie ”par le haut” : l’autonomie énergétique #
C’est seulement une fois arrivé à cette étape de l’analyse que se dessine — ou se renforce —, en miroir, une piste originale de sortie de cette crise structurelle de l’énergie. En effet, si l’on essayait, par l’imagination, d’agir sur ces dimensions plus profondes de la transition énergétique du bâtiment, alors une stratégie plus systémique pourrait relever :
- (a) d’une forme de relocalisation et de décentralisation de l’énergie, d’infrastructures plus simples et moins coûteuses ; ainsi revenue à une plus petite échelle, plus perceptible, plus maîtrisable…
- (b) d’un rapprochement essentiel entre consommation et production, d’une forme de réappropriation de nos usages de l’énergie ; produire pour consommer, en connaissance de cause, plutôt que l’inverse,
- (c) ainsi que d’un certain degré de réappropriation technique (donc politique) de nos modes d’action et de décision sur nos systèmes de chauffage, de reprise en main démocratique et citoyenne de la “maîtrise de l’énergie”, considérée comme une ressource commune essentielle,
Ne s’agit-il pas alors de favoriser la mise en œuvre à l’échelle collective d’une démarche low-tech dans le domaine des énergies dans les bâtiments ?
Pour aller plus loin même, ne s’agit-il pas de se donner les moyens de sortir d’une certaine dépendance énergétique — vis à vis du réseau, vis à vis du marché, vis à vis de choix politiques court-termistes — en regagnant une forme d’autonomie énergétique ?
L’Autonomie énergétique pourrait-elle constituer le processus indispensable, la première étape nécessaire, à ce que chacune et chacun puisse se projeter dans une trajectoire de sobriété énergétique et in fine de transition énergétique ?
2.1 - Première définition de l’autonomie énergétique
Pour repartir de l’échelle nationale : le concept d’indépendance énergétique d’un État comme la France, évoqué plus haut, contribue à sa souveraineté, et se mesure par le rapport entre l’énergie qu’elle est capable de produire et l’énergie totale qu’elle consomme. Pour un pays donc, lutter contre la “dépendance énergétique” — i.e. lorsqu’il dépend des importations, du cours international de l’énergie, ou du secteur privé. —, consiste à mettre en œuvre des politiques qui lui permettent d’augmenter ce ratio. Et par exemple, de mieux maîtriser la production (en relocalisant ou nationalisant ses infrastructures) ou la consommation énergétique (en accompagnant efficacement les usager·e·s dans leurs économies d’énergies). Lorsque ce ratio atteint (ou dépasse) 1, autrement dit lorsque la production énergétique nationale correspond au moins à la consommation énergétique du pays, on peut parler d’indépendance énergétique.
L’autonomie énergétique quant-à-elle, consiste aussi à rapprocher la production et la consommation mais à une bien plus petite échelle et de façon plus dynamique que figée, plus vécue, incarnée, située, que chiffrée, mesurée, évaluée. Tendre vers une plus grande autonomie énergétique consiste à reprendre la main sur toutes les dimensions de l’énergie, en relocalisant au maximum — que ce soit à l’échelle d’une collectivité, d’un quartier ou du bâti —, la production, le stockage, la distribution et la consommation de l’énergie. Elle implique alors nécessairement, une certaine diffusion de ces capacités, infrastructures et savoir-faire liés à l’énergie, et in fine une forme de démocratie énergétique.
Une fois ceci posé, en quoi peut consister le rôle d’un acteur économique incarnant les valeurs de la démarche low-tech dans cette démocratisation de l’autonomie énergétique ?
2.2 - La méthode et le parcours type Aezeo
L’accompagnement vers l’autonomie se trouve au cœur de l’entreprise Aezeo, et passe par plusieurs étapes :
L’atelier de dimensionnement en ligne
Il consiste d’abord en un atelier d’accompagnement en ligne, au dimensionnement de son projet, de son système énergétique global (production, stockage, distribution, consommation), suivant le besoin, i.e. l’usage du bâtiment. Par exemple en fonction du nombre moyen d’habitant·e·s, des pics de présence, des modes de vie, de la répartition des besoins énergétiques entre chaleur et électricité spécifique (l’électricité consommée par des services et des usages domestiques qui ne peuvent être réalisés sans électricité), des températures de confort, de consigne, etc.
Cet atelier permet aussi d’accompagner les candidat·e·s à la réappropriation de leur projet, en partant de l’existant, des contraintes du bâti dans le cas de la rénovation, ou du terrain, territoire, climat dans le cas de la construction. Les formateurs Aezeo encouragent et facilitent lorsque cela est possible le réemploi, l’économie de moyens et de ressources (matérielles, humaines ou financières) ; par exemple le réemploi d’un réseau de chauffage central existant (radiateurs en fonte), ou d’un ballon d’eau chaude.
Les 9 clés de l’autonomie énergétique
La seconde étape du parcours type d’accompagnement Aezeo, est un atelier théorique sur l’autonomie énergétique. Pour ce centre de formation qui a fait de ce cheval de bataille son cœur de métier, elle peut se résumer à 9 “clés”, sous-entendu 9 sujets techniques à aborder en une semaine. Une fois l’usage et le besoin en énergie du bâtiment bien définis ils’agit bien de parler de limitation de consommation, de production efficace et de stockage du nécessaire, le tout toujours en partant de l’existant :
En premier lieu tout ce qui relève de la chaleur (pour rappel plus des trois-quart des usages de l’énergie dans le bâti). Et d’abord ce qui concerne la thermique du bâtiment lui-même.
1. L’isolation, qui si elle est suffisamment performante permet de réduire drastiquement le besoin d’énergie pour produire la chaleur nécessaire à atteindre les températures de confort souhaitées dans l’habitat,
2. Le vitrage, qui, suivant l’orientation de la maison et l’optimisation par rapport à la course du Soleil, permet de chauffer par un apport solaire direct et grâce à l’effet de serre le bâti, et à nouveau de réduire d’autant le besoin d’énergie thermique à produire localement,
3. La masse thermique, sous forme de dalle ou de mur, qui permet le stockage de la chaleur, qu’elle soit solaire directe ou produite par un équipement de chauffage d’appoint, naturellement exposée ou amenée par un petit système de ventilation (voir à ce sujet l’exemple de la Living Energy Farm, rencontrée par l’équipe de Nomade des Mers en Virginie, Etats-Unis),
Ensuite l’usage de la chaleur solaire directe :
4. Le chauffe-eau solaire, permettant de produire et de stocker l’eau chaude sanitaire, qui associe : un ballon sanitaire capable de stocker la quantité voulue d’eau chaude, éventuellement un système de collecte et de stockage d’eau de pluie pour l’alimenter (et viser une plus grande autonomie en eau), et un certain nombre de capteurs solaires thermiques simples, avec différentes technologies de circulation, et différents types de fluides caloporteur, suivent le contexte, le projet, le besoin,
5. Le chauffage solaire ; augmenter la surface de captation solaire thermique, pour pouvoir chauffer l’eau d’un ballon de plus grande capacité (le plus souvent double, solaire + énergie d’appoint), utilisé en circuit fermé et alimentant in fine un réseau de chauffage central ou un plancher chauffant. Cette batterie thermique peut également servir à alimenter en chaleur le ballon d’ECS, par le biais d’une surface d’échange entre les deux, auquel cas le chauffe-eau solaire est “intégré” au système de chauffage central.
Puis un système d’appoint de production locale de chaleur :
6. Le chauffage au bois, pour prendre le relais du solaire lors de ses intermittences : les solutions simples et polyvalentes développées par Aezeo sont des poêles bouilleurs. En même temps qu’ils rayonnent au cœur des zones les plus occupées de l’habitat, la chaleur contenue dans les fumées de combustion réchauffe, par le biais d’un échangeur directement intégré au corps du poêle, l’eau qui circule dans le réseau fermé de chauffage, et alimente ainsi également en chaleur le double ballon (solaire et bois) servant de “pile thermique”, voire le ballon d’ECS. Les bûches de bois restent évidemment à “produire” ou à acheter en local lorsque ce n’est pas possible — la biomasse constitue encore l’une des énergies de chauffage les moins chères du marché, une fois rapportée au kWh. À noter que certains modèles de poêles bouilleurs d’Aezeo intègrent également des plaques en fonte chauffe-plats, ou des fours encastrés au-dessus du foyer de combustion. Une façon d’aborder ou de traiter le dernier poste de consommation d’énergie sous forme de chaleur dans l’habitat qu’est la cuisson !
Dans un second temps seulement, une fois “traité” ce qui concerne les besoins en chaleur (en évitant soigneusement de devoir produire de la chaleur avec de l’électricité), vient la réponse aux besoins spécifiques en électricité :
7. Le photovoltaïque ; avec l’objectif de dimensionner l’installation de panneaux en autoconsommation (raccordés au réseau), de telle sorte que cette production locale d’électricité puisse répondre aux besoins de base de l’habitat, et serve en priorité à réduire la facture d’EDF, ou la dépendance et la demande au réseau. Ainsi de cette façon, une plus grande autonomie électrique contribue à “décharger le réseau” et freine la course en avant de l’infrastructure électrique française, dont les usages s’additionnent, et qui se doit d’être dimensionnée pour répondre aux pics de consommation.
8. Les batteries pour assurer un minimum de stockage de cette électricité produite localement, et ainsi lisser l’autoconsommation — au moins du jour à la nuit, et au-delà, plus ou moins loin des périodes d’ensoleillement.
Suivant cet outil conceptuel d’Aezeo que sont les 9 clés de l’autonomie énergétique, une fois arrivé à cette 8ème clé, le niveau d’autonomie objectivement souhaitable pour opérer une réelle transition énergétique du bâtiment est a priori atteint. Il s’agit donc d’une autonomie toute relative, toujours solidaire — ou dépendante — du réseau et du collectif ; simplement dans une relation de dépendance réduite, plus équilibrée, plus symétrique ; c’est d’ailleurs en cohérence avec cette vision “collective” qu’Aezeo accompagne également les collectivités. Au-delà de cette sorte de seuil, la recherche d’une plus grande autonomie se traduite le plus souvent en une certaine redondance des systèmes énergétiques, et une plus grande quantité de “réserves énergétiques”, mais il n’y a en réalité pas de limite à cette quête. Et à ce moment là on ne peut plus parler de “sobriété” à l’échelle collective, puisque le déploiement technologique et énergétique nécessaire pour faire face à “n’importe quelle éventualité” n’est pas soutenable à grande échelle.
Pour autant, pour les projets sur sites isolés, ou pour répondre aux demandes de celles et ceux qui le désirent, Aezeo propose en dernière étape de quoi s’indépendantiser du réseau :
9. L’autonomie totale peut en effet être atteinte en ajoutant et en diversifiant les moyens de produire et de stocker l’énergie électrique : un groupe électrogène d’appoint ou une éolienne domestique (Piggott) capable de produire ponctuellement de l’électricité pendant une période longue sans Soleil. (Pour ce qui est de l’énergie thermique, un stock suffisant de bois, associé à un système de collecte et de stockage en quantité importante d’eau de pluie, permettent a priori d’atteindre n’importe quelle degré d’autonomie.)
Les formations à l’auto-construction et l’installation
Cet atelier théorique et appliquée, est suivi de formations pratiques, qu’il s’agisse de la fabrication ou de l’installation des systèmes dimensionnés par chacun :
- 5 jours pour apprendre à fabriquer un poêle bouilleur,
- 4 jours pour fabriquer et installer des panneaux solaires thermiques,
(les modèles Aezeo sont pensés pour être particulièrement simples, facilement appropriables et assemblables sans gros outillage, pour en favoriser l’accessibilité au plus grand nombre)
- 5 jours de formation théorique et pratique aux bases de la plomberie, pour apprendre à dimensionner et installer (ou modifier) un réseau de chauffage central adapté à ces systèmes (raccordement des équipements et des ballons d’eau de chauffage ou d’eau chaude sanitaire adaptés)
- 5 jours pour apprendre à dimensionner et installer des panneaux photovoltaïques,
(enfin, en complément des “formations en atelier” à proprement parler :)
- il est possible de louer l’atelier lorsqu’il n’est pas utilisé, pour pouvoir mettre en application les méthodes de fabrication apprises en formation et aller soi-même au bout de la production de plusieurs unités du même système (par exemple de plusieurs panneaux solaires thermiques),
- et il est possible de prendre part aux installations des systèmes chez les clients, par les professionnels d’Aezeo, afin de vivre l’expérience et d’apprendre sur ces “chantiers écoles”.
(Une fois l’installation énergétique plus autonome mise en service, Aezeo reste dans les faits disponible et capable d’apporter une certaine assistance en cas de besoin.)
L’apprentissage de l’autonomie
Au travers de ce parcours, il ne s’agit pas seulement de s’autonomiser énergétiquement, mais :
- de se retrouver confronter à soi-même dans un contexte dédié, pour (re)prendre suffisamment confiance, ou d’assurance, quant à sa capacité d’agir en sécurité et en maîtrise — sereinement — sur son environnement technique direct ; en l’occurrence sur son système énergétique,
- de monter suffisamment en connaissances (théoriques et pratiques), et en compétences, pour être effectivement capable de comprendre, de réparer, d’entretenir, d’adapter ce système énergétique, et d’être ainsi plus autonome dans sa maintenance au quotidien,
- de créer suffisamment de liens avec les autres stagiaires et formateurs Aezeo, pour chacun·e pouvoir compter sur le collectif et la communauté en cas de besoin dépassant ses propres capacités,
- et de retrouver ainsi une forme de sérénité dans son habitat, “déchargé” du poids psychologique et économique d’un certain nombre de dépendances énergétiques, que ce soit au réseau, au marché, aux nouvelles réglementations, etc.
2.3 - Les ambitions d’Aezeo
En accord avec cette démarche technique — de solutions simples et robustes, d’une équipe compétente, d’ateliers équipés, ou d’un calendrier de formation bien rempli —, Aezeo œuvre depuis plusieurs années à parfaire son offre de services et à élargir son spectre d’action.
Si aujourd’hui l’entreprise propose des accompagnements vers l’autonomie énergétique au secteur résidentiel comme au tertiaire, ainsi que des formations à ces nouvelles pratiques auprès des artisans et professionnels du secteur, sa principale limite est que cet accompagnement reste accessible à un petit nombre de privilégiés. Et ce alors même que, comme on l’a décrit plus haut, des montants colossaux d’aides publiques sont débloquées pour servir la transition énergétique du bâtiment. Malheureusement les stagiaires Aezeo ne bénéficient pas de ces aides, pour la majorité conditionnées à l’installation de systèmes clés en main, par des professionnels agréés, et ainsi incompatibles avec l’accompagnement à l’auto-construction ou l’auto-installation. Le principal défi d’Aezeo consiste donc à rendre son offre véritablement accessible au plus grand nombre, à celles et ceux qui n’ont pas les moyens de se payer ces formations, qui n’ont pas suffisamment de temps en saison pour y participer, ou qui sont géographiquement trop loins de l’atelier historique d’Aezeo dans la Morbihan.
Pour cela, Aezeo a lancé plusieurs chantiers :
- d’abord la mise en place d’un partenariat fort avec l’agglomération de Lorient, qui compense les aides à l’installation dont Aezeo ne peut pas bénéficier, par un système original d’aides “à la formation” à destination des habitant·s du territoire qui souhaitent faire appel aux services d’Aezeo — et pour qui c’est jugé pertinent par le Point Info Habitat local,
- la mise au normes européennes successive de ses systèmes, et le passage des certifications nécessaires pour devenir professionnel agréé à l’installation d’équipements en bénéficiant d’un plus grand nombre d’aides publiques,
- ou encore l’essaimage de son modèle ailleurs qu’à Larmor Plage (suivant une forme de “franchise sociale”) en proposant à des individus en reconversion de devenir formateurs Aezeo sur leur territoire ; au bout d’en moyenne un an, les candidats sont capables de proposer un accompagnement de qualité égale, bénéficie de l’attractivité de l’offre d’Aezeo et augmente sensiblement le volume de formations proposées.
3 - Au-delà de l’autonomie énergétique #
Initialement, être autonome, auto-nomos, signifie d’un groupe humain qu’il “se gouverne par ses propres lois”, et d’un individu qu’il est capable de “se déterminer par lui-même, de choisir, et d’agir librement”.
Et c’est bien, aussi, cette dimension de l’autonomie que vise la posture et la méthode de transmission des formateurs Aezeo. En effet, si on regarde de plus près “ce qui se joue” dans la participation au parcours de formation d’Aezeo, il ne s’agit pas pour les personnes accompagnées de sortir complètement d’une forme de dépendance énergétique, mais de “se réapproprier” les moyens de choisir librement ce dont elles souhaitent dépendre au quotidien — en l’occurrence pour habiter, se chauffer, s’éclairer ou se laver dignement. Et cela se fait autant par la montée en connaissances, en conscience ou en compétences techniques que par le tissage de nouvelles relations de dépendance. Mais comme évoqué plus haut, ces relations de dépendance sont différentes, en tous les cas moins asymétriques que celle qui associe un locataire de passoir énergétique et son fournisseur d’énergie principale de chauffage.
Ce qui se joue, c’est ainsi la reprise en main de sa consommation (sobriété et autonomie allant souvent de paire), et une forme de reconnexion au réel (dépendance de la météo, de l’état de santé et de séchage du petit bois de chauffe du coin), ainsi qu’à son milieu humain (dépendance de ses voisins et des formateurs qui se font le relais d’Aezeo dans les territoires, plutôt que de garanties assurées par des tiers plus lointains — assurances, pouvoirs publics, etc.).
C’est finalement tout un rapport au monde, à l’autre et à soi qui est revisité. En contribuant à cela, le projet d’entreprise d’Aezeo diffuse une forme de culture de l’autonomie, qui incarne notamment la pensée politique de Cornelius Castoriadis. En effet, ce philosophe, économiste et psychanalyste du XXème siècle (comme d’autres par ailleurs), ne réussissait à projeter l’institution d’un nouveau modèle de société — objectif s’il en est un, d’une réelle “transition” —, que par un effort de l’imagination suffisamment poussé pour permettre l’avènement d’un nouvel être anthropologique, autrement dit de nouveaux comportements humains, et en particulier d’une “culture de l’autonomie”. On peut le voir comme le passage nécessaire de l’homo œconomicus (représentation théorique — imaginaire — du comportement de l’être humain, qui est à la base de la pensée économique néoclassique et libérale) — ou devrions-nous dire de l’homo detritus — à l’homo autonomus.
Par exemple, au sujet des liens entre autonomie et reprise de capacité d’agir sur son propre destin, ou des rapports entre autonomie et démocratie directe, Cornelius Castoriadis a posé : “une interrogation politique cruciale : comment les hommes peuvent-ils devenir capables de résoudre leurs problèmes eux-mêmes […] ?”.
Selon Gérard David (auteur de “Cornelius Castoriadis, le projet d’autonomie”, paru aux éditions Michalon en 2000), pour le philosophe grec “le principe d’autonomie […] désigne la capacité des humain·e·s à être entièrement maîtres-se-s de leur vie, de leur société, des institutions qu’ils et elles se donnent. A l’inverse, dans l’hétéronomie, tout ce que vivent les humain·e·s, dans leur vie quotidienne et sociale, ne dépend pas d’elles et eux, et paraît impossible à changer.”
À la lumière de cette pensée, il paraît clair que les personnes en proie au resserrement de ce “piège énergétique” décrit plus haut, souffrent typiquement d’hétéronomie. Et qu’un parcours d’accompagnement comme celui d’Aezeo (à l’accès aujourd’hui encore restreint), pourrait à termes constituer un chemin vers plus d’autonomie énergétique mais aussi politique. Vers une reprise de pouvoir d’agir sur sa vie, autrement dit de réinstitution de chacune et chacun comme sujet politique au sens d’une démocratie plus directe.
Conclusion #
Pour Antonio Gramsci, la crise consiste en le fait que : “l’ancien monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître ; et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres”. Cette citation peut s’appliquer aux crises écologiques, sociales, économiques et politiques que nos sociétés traversent en cette période de “nécessaire transition” entre deux mondes, ainsi qu’aux précarités systémiques qui en découlent.
Comme le dit Albert Einstein, “il est souvent difficile de résoudre un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré”. Que ce soit en continuant de s’en remettre aveuglément à une super-infrastructure énergétique qui atteint des effets de seuil et de contre-productivité, ou en persistant à croire en une théorie économique qui considère que tout peut-être résolu par l’association de l’investissement et la régulation des pouvoirs publics d’une part, de la privatisation et de la compétition des marchés de l’autre. Pour sortir de ce clair-obscur et éviter ses perspectives monstrueuses, il s’agit alors de faire preuve d’une imagination suffisamment radicale pour penser hors des schémas de réflexion et des modalités d’action contemporaines, et se projeter plus concrètement dans ce nouveau monde. En rendant d’ores et déjà possible et accessible une plus grande autonomie énergétique collective, Aezeo est un excellent levier de basculement vers cette nouvelle culture basée sur l’autonomie, et ainsi une piste de solution plus systémique aux crises et précarités qui surgissent, comme des monstres, entre le vieux monde qui se meurt et le nouveau qui tarde à apparaître.
Nous nous servirons en conclusion des mots de Fanny Lopez, enseignante-chercheuse à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-Malaquais, et à l’École d’Architecture de la Ville et des territoires à Marne-la-Vallée :
“L’enjeu de la transition énergétique, ce n’est pas tant un nouveau choix de sources énergétiques (énergies fissile, éolienne, solaire, systèmes hybrides) que la façon dont s’organisent matériellement et structurellement les régimes socio-techniques.”
“Pour l’énergie, la recherche d’autonomie […] dessine de nouvelles géographies infrastructurelles. Au tournant des années 1980 [autrement dit après parution de l’ensemble des textes de Cornelius Castoriadis, entre 1949 et 1979, et après les conséquences des premiers chocs pétroliers] l’autonomie [énergétique] devient un outil conceptuel et méthodologique permettant d’éclairer et de repolitiser les rapports de dépendance et de nécessité.”
“Deux idéologies s’affrontent. D’un côté, les défenseurs du réseau historique prônent l’intégration des énergies renouvelables dans le système technique existant, via le réseau intelligent, dans une continuité technologique et culturelle […]. De l’autre côté, se dessinent un changement de paradigme et une rupture technologique et sociale qui passent par l’expérimentation de nouveaux systèmes techniques, les plus autonomes possible par rapport aux grands réseaux existants.”
[…] le changement touche autant les ressources extraites, transformées et diffusées que l’échelle des objets techniques ou les publics des infrastructures. […] Ainsi, les microproductions locales et autres initiatives […] de relocalisation [de la production] apparaissent comme une volonté de réinjecter du public à partir du local. […] Comme l’avait déjà remarqué John Dewey (1927), le public des infrastructures n’est pas une masse immobile et préfigurée de citoyen·ne·s, mais une [communauté] d’intérêt […] de plus en plus engagée dans la recherche d’une gouvernance plus collective, militante, sobre et économe des ressources naturelles.
Un peu de lecture pour aller plus loin #
Sur le contexte et le constat :
- La page wikipédia dédié à l’Énergie en France.
- L’article de Kris de Decker (Low-tech Magazine), de quelle quantité d’énergie avons-nous besoin ?, sur la question des besoins, attentes et dépendances énergétiques dans nos sociétés.,
- L’ouvrage des chercheurs Alexis Vrignon et François Jarrige, Face à la Puissance (La Découverte, 2020), rapportant une contre-histoire des démarches d’autonomie et de l’énergie à l’époque contemporaine, et détaillant la possibilité d’un système énergétique fondé sur d’autres principes, qui soit à la fois plus sobre, plus approprié, plus soutenable.
- Le film documentaire de Mathilde Jounot, Océans 3, la voix des invisibles, drôle de guerre, qui aborde la question des installations de parcs EnR jugées risquées et injustifiées par les populations les plus concernées et exposées (qui sont aussi souvent les mieux renseignées), au travers de la controverse du parc éolien en baie de St Brieuc, des enjeux, conflits et questions de démocratie qu’elle révèle.
- L’étude de Gaëtan Brisepierre, Le Grand jeu social de la rénovation énergétique : un tour des acteurs, traitant des freins à la transition énergétique observés aujourd’hui dans le secteur.
- Le rapport Sichel, “Pour une réhabilitation massive, simple et inclusive des logements privés”, délivré en mars 2021, qui propose un certain nombre d’améliorations à l’accompagnement des ménages pour la rénovation énergétique de leur habitat, censées alimenter le débat public de la loi Climat et Résilience.
Sur la dimension technique du chauffage dans l’habitat, de la sobriété et de l’autonomie énergétique :
- À nouveau les articles de référence de Kris de Decker (Low-tech Magazine) sur le sujet : l’isolation des corps plutôt que des lieux, le chauffage des corps plutôt que des espaces, ou le chauffage localisé, ainsi que comment rendre le chauffage au bois à nouveau soutenable (sur les techniques d’émondage, de trognage, de taillis, etc.), et des villes tournées vers le Soleil (sur la possibilité de chauffer au solaire thermique direct même en ville).
- Le site internet d’Aezeo, sur lequel sont disponibles les fiches techniques des systèmes qu’ils développent, le détail des formations qu’ils proposent, et un certain nombre d’exemples de réalisations.
- Le site internet d’ALOEN, l’agence locale de l’énergie du pays de Lorient, collaboratrice d’Aezeo (notamment autour de l’aide à la formation à l’auto-construction de panneaux solaires thermiques), et relativement exemplaire en la matière.
- Les sites internet et outils libres développés par diverses initiatives pour également favoriser l’autonomie en matière de simulation, de suivi et de contrôle de ces systèmes énergétiques : EnergyPlus, Domo Energy TICs, ou encore Consometers.
Sur la portée sociétale de l’autonomie :
- L’ouvrage tiré de la thèse de Fanny Lopez, Le rêve d’une déconnexion, de la maison autonome à la cité auto-énergétique (Éditions de la Villette, 2014), revu dans l’article de Zélia Hampikian pour la revue Urbanités en 2015.
- Le livre de Philippe Caumières et Arnaud Tomès, Pour l’autonomie, La pensée politique de Castoriadis (L’Échappée, 2018).
Les photos #
L’étude de cas #
Le détail de la documentation technique et socio-économique de cette enquête sur le centre de formation Aezeo et son écosystème, sera à retrouver dans l’étude de cas dédiée, qui reste à paraître.