[ENQUÊTE #8] À la rencontre de Cargonomia et Veloma

Article, Press release

Date de publication : Juillet 2022
Equipe Enquête #8 : Clémence Tassel, Julien Lemaistre, Quentin Mateus
Lieux : Budapest, Hongrie ; Bressuire, Pays de la Loire

Et si demain notre société était plus low-tech, à quoi ressembleraient nos organisations dans ce monde plus respectueux des humains et de la Planète ? C’est pour répondre à cette question que le Low-tech Lab a lancé - grâce au soutien de l’ADEME et de la Région Bretagne - une série d’enquêtes de terrain auprès d’initiatives françaises qui incarnent et diffusent localement une démarche low-tech.


À découvrir ci-dessous :

  • Une vidéo présentant le concept et le fonctionnement de Cargonomia,
  • Un podcast, entretien avec Vincent Liegey, co-fondateur de Cargonomia, mais aussi chercheur, auteur et conférencier
  • Une interview de Quentin Mateus sur la question des modes de déplacement et d’échange plus low-tech,
  • Un album photo en ligne illustrant cette enquête, entre Budapest et Bressuire

À paraître :


La vidéo #


Le podcast #


L’interview #

Avant-propos

Pour soutenir la publication de cette enquête, nous avons décidé de partager une interview de Quentin Mateus en partie réalisée dans le cadre des journées de rencontre “Place des Mobilités” qui se sont tenues les 18 et 19 mai 2022 à Nevers. Comme cet entretien revient d’abord assez largement sur le concept de low-tech, puis sur les enjeux d’une mobilité (et d’une logistique) plus low-tech, avant seulement d’évoquer comment les spécificités des organisations étudiées y apportent des éléments de réponses, ci-suit un sommaire de l’interview permettant de naviguer plus librement dans chacune de ses sous-parties :


Vous avez dit “mobilité low-tech” ? #

Avant toute chose, si le sujet de cette enquête est notamment la question de modes de déplacements et d’échanges plus low-tech, peux-tu nous rappeler ce qu’au Low-tech Lab vous mettez derrière le concept de low-tech ?

1- “low-tech” #

Ce qui, pour nous, caractérise une solution technique, un savoir-faire, un service, ou un système socio-technique plus « low-tech » qu’« high-tech », c’est qu’ils sont à la fois utiles, durables, et accessibles.

UTILE, ou la réponse aux besoins essentiels.
Au Low-tech Lab, on participe avec l’ensemble de nos projets d’exploration et d’expérimentation à dénicher, tester, éprouver et documenter plusieurs centaines de solutions techniques qui permettent de répondre aux nécessités de l’accès à l’eau, à l’énergie, à l’habitat, à une alimentation saine et durable, mais aussi à une vie sociale épanouie, à une place et une reconnaissance dans la société, à plus d’autonomie, de confort, de dignité, de sérénité quant à l’avenir.
Il n’y a pas de hiérarchie a priori entre ce qu’on peut mettre derrière l’idée de “besoins essentiels”, ni évidemment une seule et bonne façon d’y répondre.

DURABLE : qui s’inscrit dans les limites de la planète.
C’est une définition forte, poussée de la soutenabilité. On cherche à produire, à valoriser des choses, des objets, des pratiques, des techniques, particulièrement économes en ressources, particulièrement sobres en énergie, et qui durent dans le temps.
C’est sans doute le plus gros levier. À la fois en termes d’usages : on pense à des outils modulables, adaptables, repensables en fonction de l’évolution des usages (parce que c’est quelque chose qui est dynamique) ; mais ils sont aussi robustes, réparables, etc.

ACCESSIBLE : rendre un maximum d’usagers autonomes.
« Autonome », ça veut dire que ces systèmes doivent être simples pour être facilement appropriables, pour que chacun puisse en comprendre les rouages, le fonctionnement. Pour que chacun puisse, si ce n’est le construire lui-même, être capable de le maîtriser dans une certaine mesure, garder la capacité de l’adapter à ses propres usages, pour être plus efficace.
Un exemple : quand on peut adapter son système de chauffage à sa façon d’habiter un espace, c’est plus économe, plus efficace en énergie ; quand on peut adapter un outil de maraîchage à ses pratiques, on est aussi plus efficace, on se tue moins à la tâche, etc.

Une fois ces différents critères posés, je pense qu’il faut aller au-delà avec l’idée de “démarche low-tech”.
En effet “utile”, “durable” et “accessible” sont aujourd’hui des termes communs qui peuvent vouloir tout et rien dire, cette définition est aussi profonde que creuse. Pour preuve et pour rester dans le sujet : je suis sûr qu’un opérateur de trottinettes électriques aujourd’hui — a priori pas le système socio-technique de déplacement le plus low-tech — pourrait vendre son service en le présentant comme “utile, durable et accessible”.
De plus je ne crois pas que la low-tech nous amène seulement à “changer de consommation”, à opter pour un produit low-tech plutôt qu’un produit high-tech ; dans une logique de sobriété il s’agit plutôt de moins consommer — de gadgets mais aussi de vêtements jetables, de distances, de données, de surfaces agricoles utiles, etc..

Avec le concept de « démarche low-tech », voire de « philosophie low-tech », on parle déjà plus d’un nouveau rapport à la technique, et donc d’une remise en question de nos modes de vie, de nos façons de nous organiser en société.

Cette “démarche low-tech” peut passer par un certain nombre de questionnements que nous sommes nombreux à avoir oubliés :
- De quoi avons-nous vraiment besoin?
- Qu’est-ce qui est nécessaire à notre bien-vivre, à notre épanouissement individuel et collectif?
- Comment y répondre de la façon la plus soutenable et durable possible?
- Comment nous assurer de garder une certaine emprise, maîtrise, individuelle et collective sur ces dimensions essentielles de nos vies?

Ou dit autrement :
- Comment pouvons nous, collectivement, penser, s’approprier, mettre en œuvre — et pour certains démanteler ou rediriger — des systèmes socio-techniques, qui permettent de subvenir aux nécessités de nos vies de façon juste et pérenne, sous entendu sans hypothéquer la possibilité à d’autres de faire de même ailleurs sur la Planète, ou aux générations futures de le faire dans 20, 30, 100 ou 1000 ans ?

Ce qui se joue c’est aussi une quête d’une plus grande autonomie collective. Loin de la communauté intentionnelle qui vit en autarcie, l’autonomie telle qu’on la perçoit derrière la démarche low-tech, c’est plutôt une forme d’interdépendance choisie, avec des rapports de dépendance qui redeviennent symétriques, justes, horizontaux, égalitaires.

Là où, aujourd’hui, on est plutôt face à des rapports de dépendances asymétriques, donc subis par le plus grand nombre. Par exemples lorsqu’on n’a plus d’autre choix que :

  • de prendre la voiture pour subvenir à ses besoins,
  • de se chauffer à l’électricité alors que c’est le plus souvent une aberration énergétique,
  • d’accuser le coup de l’augmentation des prix des biens de première nécessité, du foncier et de l’énergie pour des raisons géopolitiques ou de spéculation,
  • de se nourrir de telle ou telle façon parce qu’il n’y a pas d’autre choix d’alimentation à portée de ses moyens.

Et si on applique ce concept de démarche low-tech à la mobilité ?

2 - Enjeux de systèmes de transport plus low-tech #

Ça fait quelques temps qu’au Low-tech Lab on se pose la question de ce que donne à penser, à projeter dans l’avenir, cette philosophie low-tech appliquée au domaine des mobilités, des déplacements et des transports.

En effet, une des dimensions importantes de nos vies est notre besoin et notre capacité à nous déplacer. Parce que se déplacer, ça veut dire être en lien avec les autres. Et ainsi pouvoir se rendre utile, avoir un rôle dans la société. Et aujourd’hui pour cela on est dans beaucoup de contextes obligés d’utiliser un véhicule thermique qui transporte à 90% son poids.

Mais lorsque l’on considère les déplacements sous cet angle social et quasi “vital”, on peut aussi observer que les êtres humains naissent dotés d’une mobilité très largement égale, mais pas tout à fait (qu’on pense aux personnes à mobilité réduite, aux personnes moins capables ou moins autonomes comme les enfants ou les personnes agées, etc.). Pour autant cette capacité “presque égale” des individus à aller ou bon leur semble plaide donc en faveur d’une égale liberté de se mouvoir sur un territoire donné, qu’une société de droits — et de devoirs — défendrait comme un droit fondamental.

Cependant, Ivan Illich a montré dans son ouvrage “Énergies et Équité” publié en 1975 que : “[tandis qu’]à pied, les hommes sont plus ou moins à égalité, [allant] spontanément à la vitesse de 4 à 6 kilomètres à l’heure, en tout lieu et dans toute direction, dans la mesure où rien ne leur est défendu légalement ou physiquement ; [et étant considéré qu’améliorer] cette mobilité naturelle par une nouvelle technique de transport, devrait lui conserver son propre degré d’efficacité et lui ajouter de nouvelles qualités (un plus grand rayon d’action, un gain de temps, un meilleur confort, des possibilités accrues pour les handicapés) ; […] jusqu’ici, le développement de l’industrie de la circulation a eu des conséquences opposées. [En effet :] dès que les machines ont consacré à chaque voyageur plus qu’une certaine puissance en chevaux-vapeur, cette industrie a diminué l’égalité entre les gens, restreint leur mobilité en leur imposant un réseau d’itinéraires obligés produits industriellement, engendré un manque de temps sans précédent. Dès que la vitesse de leur voiture dépasse un certain seuil, les gens deviennent prisonniers de la rotation quotidienne entre leur logement et leur travail.

Il y a donc à la fois une attention particulière à porter au fait que chacune et chacun puisse se déplacer librement à échelle humaine, dans l’optique de pouvoir tisser et entretenir des liens fondamentaux. Mais aussi un devoir de vigilance à ce que le déploiement de moyens de déplacements toujours plus rapides et performants pour certain·es, ne se fasse pas au détriment des mobilités essentielles d’autres. Cet enjeu est à la fois politique, social, environnemental, économique, technique et finalement anthropologique dans la mesure où nos modes de déplacements dominants définissent nos façons de faire société.

Dans le même ouvrage, Ivan Illich détaille un exemple aujourd’hui daté mais devenu une référence sur le sujet : s’il exerce une activité professionnelle, l’Américain moyen dépense mille six cents heures chaque année pour parcourir dix mille kilomètres ; cela représente à peine 6 kilomètres à l’heure. Dans un pays dépourvu d’industrie de la circulation, les gens atteignent [donc] la même vitesse, mais ils vont où ils veulent à pied, en y consacrant non plus 28 %, mais seulement 3 à 8 % du budget-temps social. Sur ce point, la différence entre les pays riches et les pays pauvres ne tient pas à ce que la majorité franchit plus de kilomètres en une heure de son existence, mais à ce que plus d’heures sont dévolues à consommer de fortes doses d’énergie conditionnées et inégalement réparties par l’industrie de la circulation.” Dans cet extrait il compare ce qu’il appelle la “vitesse généralisée” de ces deux modes de transport.

Et il conclut, entre les limites du déplacement à pied et celles du tout automobile, avec l’exemple du vélo : “A bicyclette, l’homme va de trois à quatre fois plus vite qu’à pied, tout en dépensant cinq fois moins d’énergie. […] La bicyclette est un outil parfait qui permet à l’homme d’utiliser au mieux son énergie métabolique pour se mouvoir : ainsi outillé, l’homme dépasse le rendement de toutes les machines et celui de tous les animaux. […] Un vélo n’est pas seulement un outil thermodynamique efficace, il ne coûte pas cher. Malgré son très bas salaire, un Chinois consacre moins d’heures de travail à l’achat d’une bicyclette qui durera longtemps qu’un Américain à l’achat d’une voiture bientôt hors d’usage. Les aménagements publics nécessaires pour les bicyclettes sont comparativement moins chers que la réalisation d’une infrastructure adaptée à des véhicules rapides. […] Le vélo nécessite une moindre place. Là où se gare une seule voiture, on peut ranger dix-huit vélos, et l’espace qu’il faut pour faire passer une voiture livre un passage à trente vélos. Pour faire franchir un pont à 40 000 personnes en une heure, il faut deux voies d’une certaine largeur si l’on utilise des trains, quatre si l’on utilise des autobus, douze pour des voitures, et une seule si tous traversent à bicyclette. Le vélo est le seul véhicule qui conduise l’homme de porte à porte, à n’importe quelle heure, et par l’itinéraire de son choix. Le cycliste peut atteindre de nouveaux endroits sans que son vélo désorganise un espace qui pourrait mieux servir à la vie. La bicyclette permet de se déplacer plus vite, sans pour autant consommer des quantités élevées d’un espace, d’un temps ou d’une énergie devenus également rares. Chaque kilomètre de trajet est parcouru plus rapidement, et la distance totale franchie annuellement est aussi plus élevée. Avec un vélo, l’homme peut partager les bienfaits d’une conquête technique, sans prétendre régenter les horaires, l’espace, ou l’énergie d’autrui. Un cycliste est maître de sa propre mobilité sans empiéter sur celle des autres. Ce nouvel outil ne crée que des besoins qu’il peut satisfaire, au lieu que chaque accroissement de l’accélération produit par des véhicules à moteur crée de nouvelles exigences de temps et d’espace.

Au sujet de l’impact de nos mobilités sur nos modes de vie et d’organisation, voir également le livre “Pour en finir avec la vitesse” de Sylvie Landriève, Vincent Kaufmann, Christophe Gay et Tom Dubois.


Par ailleurs, et au-delà du besoin essentiel de se déplacer, se pose la question du besoin fondamental de déplacer des biens, d’échanger des choses, voire d’une forme d’économie facilitant ces échanges. Si toutes les autres dimensions essentielles de nos vies peuvent bien être reprises en charge localement et collectivement (alimentation, habitat, usages de l’énergies, hygiène et santé, valorisation des déchets, mobilités, etc.) alors cette nouvelle organisation de la société, plus low-tech, ne peut faire l’économie de repenser les façons que nous avons de déplacer et d’échanger les biens essentiels que sont denrées alimentaires, matières premières, équipements, voire l’énergie, l’eau, etc.

Il s’agit à première vue de modes de transport de proximité, les fameux “circuits courts” généralisés, mais cela ne doit pas nous empêcher de les articuler avec des déplacements de biens à plus grandes distances — tout comme le combiné vélo-trains régionaux, ou la navigation à la voile paraissent cohérents pour permettre aux personnes de se déplacer de façon plus sobre, les exemples de transport de marchandises à la voile ou de combiné vélo-fluvial se multiplient ces dernières années. C’est donc à ce moment-là qu’on en arrive au sujet de la logistique.

Car même si elle est rendue invisible pour les habitants et les habitantes des villes que nous sommes de plus en plus, elle n’en est pas moins l’une des dimensions les plus matérielles et hyper-consommatrices de ressources et d’énergies de nos vies. Et dans l’autre sens, ces infrastructures et leurs dynamiques de développement propres finissent par conditionner nos choix de consommation, et bien au-delà nos façons d’habiter un territoire, nos modes de vie.

À ce sujet voir l’ouvrage de Mathieu Quet “Flux, Comment la pensée logistique gouverne le monde”, ou éventuellement l’interview de Mathieu Quet à propos de son livre dans le podcast Lundi Soir.


Finalement, appliquer la démarche low-tech à la question des transports revient à nouveau à se poser un certain nombre de questions :

  • Qu’est-ce qu’on déplace ? des biens ? des gens ?
  • Pourquoi est-ce qu’on les déplace ? sous-entendu ne peut on pas éviter ce déplacement en rapprochant les lieux de production et de consommation, et les personnes entre elles ? les lieux de résidences et les lieux de travail, etc. autrement dit des questions d’aménagements de l’espace
  • Quelle distance est-ce qu’on parcourt ? à quelle vitesse ? de nombreux besoins de déplacement ne sont pas des besoins urgents (matières premières inertes, denrées non périssables, conserves, et même produits frais et locaux qui peuvent “rester en terre ou vivants jusqu’au dernier moment”), c’est l’organisation de la société (acheminer des denrées périssables de l’autre côté de la Planète implique de les déplacer rapidement), ainsi que l’ensemble de nos représentations collectives (en partie conditionnées par les réclames comme “livré en moins de 10 minutes”) qui fabriquent ce sentiment de presse,
  • Avec quel objet, le plus soutenable et appropriable possible est-on capable d’opérer ces déplacements ? et qui se charge de les opèrer ? dans quelles conditions ? on parle alors probablement d’un objet particulièrement économe en matière, capitaux et énergie, mais aussi efficace et ergonomique d’un point de vue travail ou effort humain.

Comment as-tu personnellement eu l’occasion d’explorer ces questions de modes de transports plus low-tech au sein du Low-tech Lab ?

3 - Explorations de modes de transport plus low-tech #

Évidemment je ne suis pas le seul à le faire au sein de l’association ! Je pense notamment à Corentin de Chatelperron, qui dès le départ s’est imposé le déplacement à la voile pour aller à la rencontre d’inventeurs de low-tech partout dans le monde afin de documenter et diffuser ces autres possibles. C’est ce qui a abouti en 2016 au départ de l’expédition Nomade des Mers, initialement partie pour 3 ans et qui aura finalement mis 6 ans à revenir — cet été ! — à Concarneau. Cela montre bien que l’auto-limitation qu’amène la démarche low-tech a des implications concrètes sur notre rapport au temps ou à l’espace : pour aller loin il faut du temps, pour aller rapidement quelque part il faut que ce soit proche. L’expédition de Corentin a inspiré de nombreux jeunes à partir à la voile, à vélo, à pied à la recherche de low-tech, et nous avons monté tout un programme dédié à ces voyages le plus souvent initiatiques : Low-tech Explorer.

Je pense également à Clément Chabot, qui a en parallèle de ses implications dans l’association a monté un projet mêlant subtilement éducation populaire aux usages et économies d’énergies, nouveaux imaginaires, déplacements low-tech et convivialité : le projet Revolt.

Enfin il y a aussi Kévin Loeslé, qui est à l’initiative des premiers Low-tech Tour à vélo, à Grenoble et maintenant à Concarneau chaque année, permettant d’événementialiser un format sobre et convivial de parcours de son territoire et de rencontre de ses acteurs ; pendant deux ans il a aussi fait le lien entre le Low-tech Lab et la compagnie Organic Orchestra, qui développe des spectacles sons et lumières en complète autonomie énergétique, et assurent leurs différentes représentations au cours de tournée à vélo embarquant tout le matériel nécessaire.


En ce qui me concerne, j’ai eu l’occasion de creuser cette question au travers d’un projet qu’avec le recul on pourrait plus qualifier de projet de recherche, aujourd’hui clôt, et qui s’appelait le projet Agami. Globalement le sujet était le suivant : « Repenser les objets de mobilité d’aujourd’hui ».

On a notamment travaillé main dans la main avec un constructeur automobile tout à fait atypique : le constructeur malgache Karenjy, qui est un fabricant artisanal (produisant quelques véhicules par mois) mais également une société d’insertion (qui emploie une centaine de personnes dans le cadre de cette activité).

Au niveau purement automobile ils ont conçu et fabriquent un véhicule par et pour le contexte malgache, à partir des besoins et des ressources locales. Le gros du châssis, de la carrosserie, l’intérieur, l’aménagement, les options etc. sont fabriqués à la main par une équipe d’une centaine de salariés qualifiés. Ce qu’à l’époque on a expérimenté avec eux concernait le cycle de vie du véhicule dans sa globalité ; il s’agissait de fabriquer des pièces et des systèmes à façon, à l’aide de machines ou processus appropriés à cette échelle de production artisanale, à partir de ressources naturelles et locales plutôt que de matières de synthèses toxiques et polluantes.

Mais au travers de ce projet, j’ai pu confirmer et renforcer ce que j’avais commencé à intuiter lors de mes premières missions au Bangladesh, entre la filière paysanne (pour la production) et industrielle (pour la transformation) du jute d’un côté, et l’incroyable diversité des modes de transport artisanaux de l’autre : l’enjeu, ce n’est pas seulement le concept, l’objet, ou la technique, mais bien tout ce que celle ci va avoir comme conséquence de (re)structuration de filière et in fine de société.
Parfois, comme c’est probablement le cas dans l’industrie des transports, passer à des modes de déplacement plus low-tech peut aussi menacer des emplois. Des métiers qui ne sont que le produit de l’organisation actuelle du monde, et qui ne sont peut-être plus soutenables, ou plus viables dans une certaine mesure. Pour autant il s’agit bien de penser et d’opérer ces trajectoires de reconversions, personnelles ou d’une industrie tout entière, avec soin et méthode.

Tous ces sujets autour d’une organisation de la société, des filières et des modes de déplacements plus low-tech, on a eu l’occasion de les creuser un peu plus loin, dans le cadre du projet des Enquêtes du Low-tech Lab.

En effet, il s’agissait justement d’aller explorer les dimensions non-techniques de la low-tech, ses dimensions sociales, collectives, organisationnelles, philosophiques et politiques.
Concrètement le projet consiste en une série d’enquêtes de terrain, inspirées d’ethnographie et d’anthropologie, auprès des acteurs qui à nos yeux (et pas forcément aux leurs) incarnent ces principes de la low-tech dans leur modèle économique, dans leur organisation, dans leur activité au quotidien. Comment s’y prennent-ils pour diffuser de façon cohérente cette démarche low-tech auprès d’un plus large public, et qu’est-ce que cela donne à voir comme métiers, comme nouveau rapport au travail, à l’économie, au territoire, aux collectivités, au public, au privé, etc.

Et il se trouve qu’on a pu réaliser cette enquête en particulier sur le sujet de la logistique, de la mobilité et plus généralement des modes d’échanges.


À propos de l’enquête dédiée à cette thématique #

Peux-tu nous alors en dire plus sur cette enquête et sur les spécificités des acteurs que vous avez pu rencontrer ?

Dans le vaste spectre que j’ai évoqué plus haut au sujet de modes de transports et de déplacements plus low-tech, il faut dire que cette enquête nous a en particulier permis de nous intéresser de plus près au sujet de la cyclo-logistique, et qu’elle s’est portée sur un acteur assez emblématique en la matière, basé à Budapest, en Hongrie : Cargonomia.

4 - Au cœur de l’enquête : Cargonomia #

En réalité c’est un projet né de la rencontre entre trois structures :

  • un atelier ouvert de réparation et de fabrication artisanale de vélos ou autres objets à pédales
  • une coopérative, notamment de coursiers,
  • et une ferme en agriculture biologique et régénératrice

Cette ferme, basée à une cinquantaine de km de Budapest, cherchait à se développer un peu sur un modèle AMAP, et à renforcer le lien entre la campagne et la ville. La coopérative se montait et cherchait à fonder son activité sur des besoins essentiels de micro-logistique urbaine. Les artisans-cadreurs de l’atelier-vélo développaient petit à petit leur capacité à fabriquer sur mesure des objets originaux de déplacement à pédale, le plus souvent à partir des cadres et pièces d’anciens vélos récupérés.

Dès le départ du projet les fameuses questions sont posées :

  • Qu’est-ce qu’on déplace ? [pour l’exemple ici, des paniers de légumes et de fruits]
  • Pourquoi est-ce qu’on déplace des choses ? [pour se nourrir]
  • Quelle distance est-ce qu’on parcourt ? [là, en l’occurrence, c’est bien trop long à faire à vélo ; la ferme achemine avec sa propre camionnette le gros de sa production une fois par semaine à un point de dispatch en ville, et c’est la coopérative de coursiers qui s’en empare pour distribuer les paniers de légumes pré-commandés]
  • Avec quels objets, les plus soutenables et appropriables possibles, est-on capables de distribuer des denrées alimentaires entre campagne nourricière et ville habitée ? [il s’agissait à l’époque principalement de vélo-cargos “biporteurs”, aujourd’hui les ateliers vélos, artisans cadreurs et coursiers misent également sur divers triporteurs, tricycles et remorques, auto-tractés ou non]
  • Et qui opère ces déplacements ? [le modèle d’activité aussi libre et autonome, que collectif et solidaire de la coopérative semblait cohérent avec les valeurs du projet]

Cependant, si on ne s’attarde que sur la dimension “logistique” de cette organisation un peu originale, on passe à côté de la dimension purement sociale et économique du projet. En ce sens Cargonomia a aussi la particularité d’être une initiative que l’on pourrait qualifier de communautaire, qui expérimente d’autres modes de relations sociales et économiques que celles médiées par l’achat-vente de marchandises ou de services, en s’inscrivant dans un courant de pensée politique et économique qu’ils rattachent à la décroissance(au sens de Serge Latouche).

En effet, au travers de ces différents espaces ouverts et conviviaux (ateliers vélos, dimension pédagogique de la ferme, centre social et culturel animé par la coopérative, jardins partagés, etc.), de ces objets de cyclo-logistiques partagés (entre les structures et à destination des particuliers suivant leurs besoins via un service dédié), des liens inter-personnels créés entre ces différents types d’acteurs, et de tout à un tas d’autres projets plus ponctuels, Cargonomia participe aussi à connecter un large réseau de collectifs et d’individus. Le tout, avec la spécificité de fonctionner en bonne partie de façon informelle et de toujours chercher à favoriser ou renforcer l’autonomie de chacun et chacune.

Aujourd’hui ces différentes dimensions guident l’évolution de Cargonomia, au gré des rencontres, des affinités et des opportunités, et facilitent son adaptation face aux différents défis auxquels le projet est confronté (crise sanitaire, sécheresses, parcours de vies qui éloignent certains des membres fondateurs, etc.)

De quelles réalités peut-on le rapprocher dans le contexte français ?

5 - Autre organisation rencontrée : Veloma #

Justement, il se trouve que l’un des fondateurs franco-hongrois de Cargonomia, Adrien, a quitté Budapest il y a plusieurs années et fini par revenir en France. À son retour, il a fondé Veloma avec Michel, un autre français rencontré à Budapest. D’abord installé en région parisienne, leur atelier est aujourd’hui basé à Bressuire dans les Deux-Sèvres. Dans le cadre de l’enquête sur Cargonomia dans son ensemble et après presque deux semaines en Hongrie, nous nous sommes donc attachés à passer plusieurs jours au cœur des activités d’Adrien et Michel dans l’Ouest de la France.

On peut dire que Veloma prend aujourd’hui la forme d’un atelier de fabrication artisanal d’objets de cyclo logistique. À destination de potentiels livreurs, mais aussi de commerçants, d’artisans, de producteurs, qui décident de livrer ou de fonctionner à vélo. Dans les faits et au travers de nos différents terrains, on rencontre de plus en plus de boulangers qui livrent leur pain à vélo, ou de recycleurs de matières organiques qui collectent composts et excreta à l’aide de vélo-cargos, de remorques, etc. [voir les exemples de NeoLoco et La Fumainerie, respectivement 2ème et 3ème enquêtes du Low-tech Lab]

Adrien et Michel ont notamment développé — grâce à un co-financement de l’ADEME — un modèle de remorque à vélo libre et auto-tractée, intitulé CHARETTE. Autrement dit : c’est la remorque qui est assistée par un moteur électrique et des batteries, et non pas le vélo qui tire la remorque, permettant ainsi le transport de charges lourdes (jusqu’à 300 kg) par “n’importe quel vélo”. Et aujourd’hui ils s’attachent à diffuser ce modèle le plus largement possible, au travers d’une documentation technique open-source et de formations à l’auto-construction de ces remorques.

Tout comme la “charrette” ils ont développé différents modèles de tricycles assistés électriques qu’ils fabriquent en “petites séries”, mais ils font également de l’artisanat sur commande et sur mesure. Par exemple pour certains usages plus spécifiques d’agriculteurs ou de projets socio-culturels, des compagnies de théâtre, etc. Par ailleurs Adrien et Michel, avec l’aide d’autres bénévoles de Veloma, assurent également des permanences dans un local proche du marché de Bressuire certains jours de la semaine. Ils y récupèrent des vélos et accompagnent tout public à l’appropriation de son objet à pédales : comment l’adapter à son usage, l’entretenir, le réparer, etc.

Finalement, au-delà de l’objet lui-même — que ce soit le vélo, le vélo-cargo, ou la remorque assistée électrique —, beaucoup des principes et valeurs de la démarche low-tech se retrouvent incarnés dans leurs façons de concevoir ces objets, de les fabriquer, les diffuser ou encore d’accompagner les professionnels ou les particuliers à leur auto-construction ou leur appropriation.

Enfin, autre illustration concrète de cette philosophie consistant à “ne pas nécessairement faire avec les dernières technologies rendues disponibles”, à propos de l’assistance électrique : Veloma fait preuve d’une sorte de discernement technologique.

Si c’est vraiment nécessaire que ce soit assisté on l’assiste, sur la base d’un jugement certes personnel et contextuel, mais également de “ce qui serait souhaitable pour prendre autant soin des humains que des milieux”.

En l’occurrence, qu’il s’agisse d’effectuer un déménagement ou de livrer 300 kg de légumes à vélo et avec les seules forces physiques du coursier : suivant la topographie du lieu, cela peut relever de la corvée, de l’exploitation, de l’assujettissement des corps à la tâche et au labeur si l’effort n’est pas “assisté”.

Maintenant, comment est-ce qu’on l’assiste en cohérence ?

A priori pas forcément avec des batteries de dernière génération (qui vont avoir une durée de vie assez limitée, et constituent pour certaines des boîtes noires dont on ne sait pas encore quoi faire en fin de vie…). Par contre, ne peut-on pas revaloriser des batteries automobiles, par exemple, dont on maîtrise beaucoup mieux le recyclage — voire la régénération pour certaines technologies de batteries — ? Comment est-ce qu’on peut utiliser non pas des moteurs électriques (aujourd’hui fabriqués en très très grand volume et presque jetables — pour rappel la durée de vie moyenne d’une trottinette électrique en libre service dans les rues de Paris est de l’ordre du mois), mais par exemple des alternateurs de voiture, récupérés dans des casses automobiles et qui sont tout à fait capables de fonctionner à l’envers ?

En plus de cette logique incarnée, l’activité de Veloma se déploie avant tout à une échelle locale, et s’inscrit dans un paysage rural. À Bressuire certes, ville d’une certaine taille, mais avec pour objectif de rendre possibles des usages appropriés (au sens d’Ernst Friedrich Schumacher) et conviviaux (au sens d’Ivan Illich) à l’échelle du territoire, qu’ils soient urbains, périurbains ou profondément ruraux.

Par exemples :

  • De la micro-logistique (sur une ferme, pour déplacer des éléments lourds ou des caisses de récoltes sans se tuer à la tâche ou nécessairement avoir recours à un tracteur),
  • De la logistique entre ville et campagne (pour acheminer des denrées alimentaires depuis leur lieu de production jusqu’à leur lieu de consommation),
  • Et des besoins de déplacement à l’échelle régionale ou interrégionale (que soit pour un déménagement, la tournée d’une médiathèque dans différents quartiers, ou transporter piano sur toute une tournée musicale à vélo). Ces applications restent beaucoup plus ponctuelles, mais pas moins nécessaires dans un monde aussi soutenable que juste et désirable.

Un peu de lecture pour aller plus loin #


Les photos #


L’étude de cas #

Le détail de la documentation technique et socio-économique de cette enquête sur les acteurs de le collectif Cargonomia sera à retrouver dans l’étude de cas dédiée, qui reste à paraître.


Lien avec le festival low-tech 2022 #

Si la logistique est la science la plus structurante de notre société de consommation, et si notre capacité à nous déplacer est à la base de nos interactions sociales, des services et visites qu’on se rend, ou encore de la circulation des biens essentiels qu’on produit, échange et achemine, comment repenser des déplacements utiles, soutenables et émancipateurs ? Tour des enjeux et d’exemples de pratiques plus low-tech des transports de personnes et de marchandises.”

Voilà le texte qui introduisait le sujet “Vers des moyens de déplacements, une logistique et des mobilités plus low-tech”, tel qu’il a été abordé sous forme de table ronde le samedi 2 juillet à l’Espace Agora du Festival low-tech, à Concarneau.

Y ont participé : Sylvie Landriève, directrice du Forum Vies Mobiles, think tank explorant l’impact des mobilités sur nos vies, Adrien Despoisse, co-initiateur de Cyclonomia et Cargonomia à Budapest, puis de Veloma en France et en particulier du projet Charrette, Tangi Le Bot, fondateur de Skravik, projet visant à réhabiliter la voile dans le travail en mer (sciences, pêches, fret, etc.) — il a pu remplacer au dernier moment Maxime Blondeau, co-fondateur de Sailcoop, excusé car testé positif à la covid —, et François Berthe, membre actif du CRADE de Concarneau ;

L’animation a été assurée par Jill Madelenat, co-présidente du groupe de travail sur la “mobilité low-tech” au sein de La Fabrique Écologique, autre think tank également à l’initiative de la note sur la démarche low-tech qui a fait date dans la structuration de la pensée et du mouvement low-tech en France ces dernières années.

=> Retrouvez ici le détail des conférences du festival, et à paraître prochainement : l’enregistrement audio de la conférence sous forme de podcast du Low-tech Lab !


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